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Le puzzle delphique ?

Depuis un siècle et demi, des spécialistes de toutes nationalités s'évertuent à recomposer l'image du sanctuaire de Delphes en croisant les données historiques et les données archéologiques (c'est-à-dire les données de terrain).

Ce type de travail est assez courant en soi, à Delphes il est particulièrement complexe du fait de la multiplicité des sources antiques, des inscriptions - plusieurs milliers - et des vestiges, essentiellement des pierres mais aussi des objets de toute sorte.

Du fait de la rapidité imposée au dégagement du site il y a plus d'un siècle, les données de terrain habituellement si importantes dans une fouille (stratigraphie, étude par couches) sont ici quasiment absentes.

Depuis, des sondages complémentaires effectués dans les quelques zones épargnées par la Grande fouille se sont efforcé de trouver des indications sur les différentes phases d'occupation et de transformation d'un sanctuaire qui a fonctionné pendant un millénaire.

Ainsi la fouille effectuée en 1990-1992 sous la direction de Jean-Marc Luce (université de Toulouse) sous la fondation du pilier des Rhodiens a livré des informations capitales sur des époques très peu connues jusqu’à présent (XIe-VIIIe siècles av. J.-C), qualifiées de "siècles obscurs" en montrant une continuité d'occupation du site par différentes maisons (l'habitat retrouvé s'explique par le fait que le secteur fouillé ne faisait pas encore partie du sanctuaire).

En fait, les origines du culte qui a précédé l'arrivée d'Apollon sont incertaines et posent la question d'une continuité éventuelle entre l'époque mycénienne, bien attestée sur le site, et l'émergence de Delphes dont l'histoire commence vraiment au moment de son intégration dans l'amphictionie, au début du VIe siècle av. J.-C.

Aussi curieux que cela puisse paraitre, on ne sait pas exactement les limites et les profondeurs des zones fouillées jusqu'en 1950, car on n'avait pas encore pris l'habitude de consigner ces fouilles sur des plans.

Cela laisse au moins l'espoir de découvertes ultérieures qui viendraient compléter nos connaissances, très fragmentaires, du site de l'oracle, sans parler de la ville antique, située tout autour, et qui n'a pratiquement pas été fouillée.

Les recherches actuelles oscillent en général entre l'exploitation de l'immense masse documentaire livrée par les fouilles antérieures et la tentation d'ouvrir de nouveaux chantiers.

Un des plus importants objectifs des recherches récentes a été de ranger, classer, identifier des milliers d'objets, plus ou mois lourds, dont le rapprochement, tel un puzzle (incomplet, malheureusement), permet de reconstituer des objets ou des ensembles, ou des séries.

Ce travail a été longtemps effectué avec des moyens limités, nécessitant de ce fait de grandes compétences. Ici l'équipe du contremaitre Dimitrios Korytos, qui a contribué au rangement du site et des travaux d'aménagement entre 1975 et 2000.

Les moyens techniques mis en œuvre par l’École française d’Athènes et l’Éphorie de Delphes depuis trente ans ont permis d'optimiser les travaux.

Mais les nouvelles technologies, très sollicitées, ne peuvent remplacer la connaissance réelle des vestiges, indispensable pour saisir la complexité du site actuel.

Jusqu’à quel point peut-on restituer, d'une manière ou d'une autre, le sanctuaire et son histoire ?

Comme c'est la règle en archéologie, aucun élément de Delphes, aucun de ses composants ne nous est parvenu complet. Soit il manque des pièces, soit elles sont démontées et leur ré-assemblage présente des difficultés. Dans les inscriptions mutilées, certains mots se restituent de façon assurée - du moins réputée telle - souvent par recoupement avec des textes comparables.

En architecture, on peut aussi appliquer les règles habituelles des constructions anciennes, dont certaines ont évolué et d'autres se sont perpétuées, pour imaginer les pièces perdues du puzzle.

Cette méthode est rendue possible par le caractère plutôt normatif de l'architecture antique qui, contrairement à l'architecture moderne, ne cherche pas l'originalité mais reproduit - ou réinterprète - des références reconnues. Ce respect des règles explique qu'un architecte romain comme Vitruve ait pu faire une compilation des usages de l'architecture grecque (et inventé du même coup la notion d'ordre).

Cette approche très traditionnelle n’empêche cependant pas les monuments de se distinguer en fonction de leur programme, de leur date, de leur origine géographique et de leur adaptation au contexte.

Dans l'exemple présenté ici (pilier de Paul-Emile), les blocs ont été reconnus par leur matière (marbres de deux qualités différentes), leurs dimensions qui correspondent a celles d'un pilier de plan rectangulaire.

Néanmoins, pendant longtemps, on a réparti ces blocs dans deux monuments différents semblables, influencé en cela par des textes d'historiens antiques disant qu'il y avait deux piliers de Paul-Emile. A cette époque, les textes étaient la référence primordiale, et il a fallu que l'étude prouve matériellement que tous les blocs provenaient d'un même pilier pour que ce résultat soit accepté.

La quantité exceptionnelle de blocs retrouvés (en blanc sur le dessin de gauche) et la diminution progressive de la taille du fût, ont permis une restitution graphique assurée, ce qui est très rare.

Mais comme les blocs ont été retrouvés dispersés, on ne sait pas où était érigé le pilier, ce qui rend problématique une reconstruction qui, sinon, pourrait être envisagée.

La restitution architecturale des blocs ne doit pas nous faire oublier que l'élément essentiel de cette offrande, le seul que regardaient vraiment les visiteurs, a disparu : il s'agit de la statue du général romain qui avait vaincu le roi de Macédoine Persée.

Seules des trous de scellements nous apprennent que le général Paul-Emile montait un cheval cabré. La statue en bronze a disparu depuis longtemps, car la récupération du métal a été une activité lucrative à la fin de l'antiquité, responsable principale de la destruction des monuments.

La plus grande part des monuments de

Delphes ne présentent pas un tel niveau

de conservation, donc leur reconstitution

pose la plupart du temps des questions qui continuent d’être discutées, laissant généralement une part au doute.

On a dans les premiers temps,

par souci d'efficacité, divisé l'ensemble

du sanctuaire en "lots", dont l'étude était confiée à des chercheurs travaillant isolément.

On se rend progressivement compte que les monuments accumulés au cours de l'histoire se répondaient et qu'il faut également prendre en considération l'espace non bâti pour comprendre la logique d'implantation de toutes ces offrandes.

monnaie émise à Rome à l'occasion du triomphe de Paul-Emile sur Persée

La forme également des monuments était souvent porteuse de significations qui peuvent nous échapper, mais il ne faut pas oublier que les vestiges retrouvés, qui pour nous constituent les ruines du sanctuaire, n'étaient que les socles des offrandes, disparues, qui, seules, intéressaient les Grecs, comme nous le constatons avec le récit de Pausanias.

Reconstitutions

Maquette du sanctuaire d'Apollon réalisée par l'archéologue allemand H. Schleif en 1936.

Le désir de fournir une image globale restituée a suscité la réalisation de maquettes (matérielles et maintenant virtuelles) ou de dessins, sans méconnaitre la part importante d'erreurs qu’inéluctablement elles comportent.

Souvent, comme dans cette belle maquette, la ville est "omise", ce qui gomme le fait que le sanctuaire, établi sur des terrasses, surplombait la ville.

La plupart des représentations modernes, au lieu de cela, transforment le sanctuaire en un espace enclos derrière les murs duquel se seraient caché les offrandes !

Il y a là, du point de vue de la "scénographie urbaine", une grosse erreur de perception du rapport de l'espace sacré et de son environnement.

Cette belle vue réalisée tout de suite après la fouille par Pomtow (sans doute par son architecte dont le nom a été omis) a également le défaut de situer le sanctuaire dans un lieu désertique, mais il montre bien la façon dont les constructeurs ont tiré partie de la pente pour produire un effet dramatique de perspectives en contre-plongée qu'on rencontre dans peu d'autres sanctuaires, établis pour la plupart soit sur un sommet (acropole) soit dans un plaine.

Trésor des Siphniens

Les livrets grâce auxquels on peut superposer à une photo actuelle un dessin sur transparent des monuments restitués, constituent un moyen simple et efficace pour montrer la distance qui sépare la ruine de la connaissance de son état ancien

Offrande arcadienne - statues et portique - à l'entrée du site.

Les systèmes de réalité virtuelle contemporains essaient de retrouver cette magie, mais avec des contraintes qui les rendent souvent peu pratiques à utiliser. Néanmoins, ces outils, parce qu'ils s'inscrivent dans la nouvelle culture visuelle, vont sans doute se développer et s'améliorer.

Au fur et à mesure des études, les données se précisent et se recoupent, ainsi la connaissance globale progresse. Mais parfois avec des retours en arrière lorsqu'on s'est fourvoyé, ce qui arrive assez souvent : ce n'est pas toujours le dernier qui a parlé qui a raison !

Les savants des siècles précédents avaient une culture classique plus développée que la nôtre. Il disposaient de moins d'informations, certes, mais ils n'étaient pas "spécialisés" dans un domaine, contrairement à beaucoup de chercheurs actuels.

Delphes et la culture populaire

A côté des recherches archéologiques, le site de Delphes, du fait de sa célébrité en tant que lieu de l'oracle, suscite des reconstitutions dans des bandes dessinées et des jeux vidéos, dont les auteurs utilisent en général les informations disponibles pour le grand public voire communiquées par des spécialistes.

La start-up MOPTIL, basée à Athènes, a développé un modèle 3D très soigné du sanctuaire, qui permet, grâce à une visionneuse dédiée, de voir les monuments restitués tout en se promenant sur le site.

D'une manière générale, on constate que toutes ces tentatives de restitution, pourtant vouées à ne pouvoir traduire que très partiellement la réalité du sanctuaire antique, obligent à se poser des questions qui font progresser la réflexion, en distinguant le domaine du possible de ce qui ne l'est pas.

Mais ceci nécessite une collaboration entre les différents acteurs de ces tentatives.

Dans le cas des modèles 3D, du fait de la complexité et la lourdeur des logiciels mis en œuvre, il y a souvent un risque que les informations ne puissent être contrôlées et retravaillées comme c'était le cas avec le dessin ou même les maquettes réelles.

Ce problème, qui concerne la recherche archéologique en général, relève plus des conditions économiques avec lesquelles menées ces opérations que des dispositions des différents intervenants.

Ces deux images tirées du jeu vidéo "Assassin's Creed" fourmillent d'erreurs par rapport aux connaissances archéologiques, néanmoins elles ont le grand avantage de montrer un sanctuaire vivant, parsemé d'activités variées et de personnages qui manquent cruellement dans la plupart des reconstitutions "scientifiques".

Les monuments sont embellis avec des étoffes et d'autres décors que l'archéologie moderne néglige.

L'impression générale qui se dégage de ces restitutions est donc peut-être plus proche de la réalité antique que les froids dessins montrant les monuments zébrés des lignes d'assises de pierre que personne ne voyait sous les enduits peints, mais qui obsèdent pourtant les chercheurs actuels.

Un juste milieu est perceptible dans les reconstitutions ("évocations") que l'architecte-archéologue Jean-Claude Golvin a réalisé de Delphes (ci-dessous), et qui conjuguent les dernières connaissances acquises auprès des spécialistes avec un trait qui rend compte de la complexité et la variété des espaces qui sont ceux des dieux mais aussi ceux des hommes qui les vénéraient et les côtoyaient dans ce site unique.

Vue générale de Delphes à la fin de l'antiquité (Jean-Claude Golvin) : la ville et ses sanctuaires.

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