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Le bâtiment de l’Insee, à Malakoff (Hauts-de-Seine). Serge Lana & Denis Honneger, 1974.

Architecture : le patrimoine moderne, angle mort politique

L’avenir des bâtiments du XXᵉ siècle, enjeu climatique et social, n’intéresse pas les candidats à la présidentielle.

Par Isabelle Regnier

Le bâtiment de l’Insee, tripode de béton qui signale fièrement l’existence de la ville de Malakoff (Hauts-de-Seine), au sud de Paris, va bientôt être détruit. Une nouvelle tour doit s’ériger à la place, quelques centaines de mètres plus loin, qui devrait accueillir les équipes du ministère des affaires sociales. Le projet remonte à 2018, quand la direction de l’Insee a déserté ce bâtiment qui lui servait de siège. Réalisé en 1974 par les architectes Serge Lana (français) et Denis Honegger (suisse-allemand), il avait vieilli, avait besoin d’être désamianté, mais conservait ses belles qualités, des espaces traversants lumineux, notamment, rendus possibles par la finesse de ses trois ailes (douze mètres de large chacune).

Face au désir de raser ces 30 000 mètres carrés de béton et d’acier qui « faisaient écran » entre Paris et Malakoff, comme c’est écrit dans la notice de présentation du projet, la valeur patrimoniale n’a pas pesé lourd. Les pouvoirs publics ont vu le déménagement comme une « libération de l’emprise foncière » qui allait permettre de transformer ce quartier situé en lisière du périphérique.

Conjointement menée par la ville de Malakoff, l’établissement public territorial Vallée Sud Grand Paris, la Ville de Paris et l’Etat, l’opération prévoit de déplacer une école qui est exposée à une trop forte pollution, d’agrandir un gymnase, de valoriser une coulée verte…

Impasse sur la réhabilitation

En 2018, la doctrine de l’agence Lacaton & Vassal sur les vertus de la réhabilitation et la nécessité d’arrêter de détruire n’avait pas encore été consacrée par le prix Pritzker, récompense suprême dans le secteur de l’architecture. Le duo d’architectes français ne recevrait l’onction que trois ans plus tard, en 2021.

Mais les questions liées à la crise climatique et à la raréfaction des ressources étaient déjà brûlantes, et la responsabilité du secteur de la construction largement identifiée – il est à l’origine de 60 % de la production de déchets en France.

Le plan pour la porte de Malakoff n’en est pas moins présenté sous l’angle de l’écologie, comme le sont aujourd’hui tant d’opérations comparables. A Nice, par exemple, le maire, Christian Estrosi, a prévu de raser le théâtre national de la ville – le TNN, réalisé par Yves Bayard en 1989 – pour prolonger une coulée verte. Dans le quartier de La Défense (Hauts-de-Seine), pour construire une nouvelle génération de tours, on a décrété que les plus anciennes – certains des élégants gratte-ciel construits par Jean de Mailly dans les années 1960 et 1970, notamment – étaient obsolètes. La plaquette de présentation du projet distribuée lors du dernier Marché international des professionnels de l’immobilier fait l’impasse sur le sujet, mais pas sur les expressions « construction bas carbone » et « durabilité » qui s’étalent comme des logos sur toutes les pages.

Nathalie Lana, la fille de l’architecte Serge Lana, s’oppose, sans grand espoir de succès, à la démolition de la tour Insee. Elle est convaincue qu’elle aurait pu être réhabilitée, comme l’a récemment été Gallieni 2, un bâtiment conçu à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) par son père sur un modèle similaire, qui avait lui aussi besoin d’être désamianté, et qui est pourtant, selon elle, « moins intéressant sur le plan architectural ».

Détruire et reconstruire, la solution est trop souvent considérée plus simple, moins coûteuse, et plus payante électoralement sans qu’aucun politique ne s’en offusque. Le sujet aurait avantageusement pu s’inviter dans la campagne présidentielle. Encore eût-il fallu qu’un candidat ou qu’une candidate s’en saisisse.

Président de Docomomo, association œuvrant pour la sauvegarde du patrimoine moderne et contemporain, l’architecte Richard Klein se désole du peu d’intérêt que les pouvoirs publics portent à la question. Depuis un pic historique qu’il situe au début du XXIe siècle, au moment où l’on remontait le pavillon de l’aluminium à Villepinte (Seine-Saint-Denis), de Jean Prouvé, l’engagement de l’Etat pour le patrimoine du XXe siècle n’a cessé, selon lui, de faiblir jusqu’à devenir quasi nul aujourd’hui. « C’est le signe de quelque chose de plus vaste, suggère-t-il. L’Etat n’a plus le même poids qu’il avait par le passé, ses prérogatives ont changé. »

Démolitions « d’un autre âge »

Au ministère de la culture, on se désole de ces démolitions « d’un autre âge », mais on rejette la responsabilité sur les maires. Les demandes qui arrivent sont toujours plus nombreuses, et les dossiers plus médiatisés. Ces derniers mois, on a vu des architectes se mobiliser pour sauver les logements construits par Georges Candilis dans les années 1960 dans le quartier du Mirail, à Toulouse ; on a vu Paul Chemetov se démener pour le complexe Briques-Rouges, à Vigneux (Essonne), qu’il a lui-même réalisé, dans les années 1960 également ; on a vu les habitants de la Maladrerie, cité-jardin d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) réalisée par Renée Gailhoustet dans les années 1970, alerter sur les zones d’ombre du plan de réhabilitation de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, qui pourraient menacer son intégrité…

« Le rapport au patrimoine a changé, observe-t-on dans l’entourage de la ministre de la culture Roselyne Bachelot. La moindre destruction est aujourd’hui perçue comme un drame. Et le périmètre ne cesse de s’étendre : tout un pan de l’architecture récente jadis décrié se retrouve anobli par le temps. » Il arrive que l’Etat réagisse, note ce connaisseur du dossier, comme il l’a fait récemment en inscrivant la caserne de Gudin, à Montargis (Loiret), à l’inventaire des monuments historiques, pour contrer la mairie, qui voudrait la raser quelques années à peine après en avoir fait l’acquisition. Mais une telle décision ne peut qu’être exceptionnelle, de son point de vue : « Le classement, c’est l’arme atomique. Il fige, alors que l’enjeu, c’est de maintenir le patrimoine vivant. » Il s’applique ici, qui plus est, à un complexe militaire du XIXe siècle, en ligne avec la vision du patrimoine classique défendue par Emmanuel Macron depuis le début du quinquennat.

Sur le patrimoine du XXe siècle, les interventions de l’Etat, quand elles ont lieu, restent souvent symboliques. La ministre de la culture a eu beau faire labelliser la cité-jardin de la Butte-Rouge « site patrimonial remarquable », la mairie de Chatenay-Malabry (Hauts-de-Seine) persiste dans son projet qui menace aujourd’hui 85 % du bâti et prévoit de construire du neuf à la place pour y loger des ménages plus aisés que ceux qui y vivent actuellement.

Le label aurait été plus contraignant s’il avait été assorti d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur sous maîtrise d’ouvrage de l’Etat. Mais le ministère de la culture devait composer avec celui du logement, qui voyait cette opération de densification d’un œil plus favorable. C’est toute la spécificité de l’architecture que de se trouver à la croisée de domaines aussi différents que la culture, le logement, la ville, l’écologie, le développement durable, l’économie… Raison pour laquelle sa tutelle a été ballottée du ministère de la culture à celui de l’équipement en 1978 pour revenir à la culture en 1995, sans que la profession y trouve jamais vraiment son compte.

Les rapports qui s’enchaînent sur le sujet (rapport Bloche en 2014, « Stratégie nationale pour l’architecture » en 2015) préconisent tous une tutelle interministérielle. C’est aussi ce que réclame, par la voix de sa présidente, Christine Leconte, le Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA). « Réparer la ville », le projet qu’elle propose en réponse au défi climatique, en dépend.

Détruire ou réhabiliter, la question va se poser et les réponses dépendront largement de la capacité de l’Etat à énoncer une doctrine

Pour faire comprendre ce que l’architecture peut apporter sur le plan social, économique, écologique, elle veut éduquer les politiques, qui, à l’image du reste de la population, manquent de culture en la matière. « Une bonne architecture ne se réduit pas à une image, dit-elle. Il faut qu’ils comprennent que la durabilité ne peut pas se résumer à la chasse aux passoires thermiques. Si la qualité constructive fait défaut, si les conditions d’habitabilité sont mauvaises, les bâtiments seront vite jugés obsolètes. Le Covid a été sans appel sur ce plan, sur la petitesse insupportable des logements, sur le besoin d’espaces extérieurs… »

La présidente du CNOA se félicite d’avoir fait visiter des logements participatifs à la ministre du logement, Emmanuelle Wargon, lorsqu’elle était à Bordeaux : « Elle a vu ce que fait la lumière, ce qu’apportent les loggias, ce que produisent les volumes… Et elle a compris que tout cela a été obtenu pour le même prix que le truc nul qu’elle avait visité juste avant. J’aspire à faire la même chose avec le président de la République ! Mais pour l’instant, je n’ai pas réussi. »

 

Une approche délicate

Alors qu’une grande partie du parc immobilier des années 1950 à 1980 a atteint ses limites, un « mur d’investissements » colossal se profile aujourd’hui. Du côté des équipements publics, la restauration du Centre Pompidou est évaluée, pour sa seule partie sanitaire, à plus de 200 millions d’euros, la Cité des sciences et de l’industrie, à La Villette, beaucoup plus, l’Opéra Bastille est aussi sur la liste…

Et il y a tout le reste, les logements, les bureaux, qu’ils soient remarquables ou non sur le plan architectural. Détruire ou réhabiliter, la question va se poser et les réponses dépendront largement de la capacité de l’Etat à énoncer une doctrine.

La réhabilitation, toutefois, est une approche délicate. Entre respect du patrimoine et transformation, la ligne de crête est étroite. Le feuilleton de la réhabilitation de la Maison du peuple de Clichy (datant de 1936 et classé monument historique en 1983) l’a récemment confirmé. Un premier projet qui prévoyait de greffer au bâtiment une tour conçue par Rudy Ricciotti a causé tellement de remous que Franck Riester, alors ministre de la culture, l’a disqualifié. Celui que propose aujourd’hui le chef Alain Ducasse pour y installer le siège de son groupe fait également bondir les associations de défense du patrimoine qui lui reprochent de dénaturer l’architecture intérieure. « La question de l’usage est cruciale quand on fait une réhabilitation », estime Richard Klein.

es architectes pionniers de la réhabilitation, l’agence Lacaton & Vassal, le collectif Encore, ou encore Philippe Prost, en savent quelque chose, qui ne conçoivent pas leurs interventions sans passer d’abord par une phase d’études très poussées. Les transformations découlent ensuite directement de l’analyse du bâti, de ses qualités et de ses faiblesses. Le programme ne peut être finalisé que dans un deuxième temps : il doit s’adapter, sous peine de ruiner le potentiel de l’existant. C’est le contraire d’un projet architectural classique. Autant dire une révolution dans l’acte de construire. La bonne nouvelle, c’est que les méthodes existent et qu’elles ont été éprouvées par les meilleurs. Ne reste plus qu’à les faire essaimer.

Isabelle Regnier

Projet d'extension de la Maison du Peuple (Beaudoin & Lods, 1939) à Clichy. Rudy Ricciotti et Jacques Moulin, architectes

"En avril 2019, le promoteur immobilier Duval défend son projet par voie de presse dans Le Parisien : l'hôtel de luxe 4 étoiles Hyatt est supprimé au profit de logements « familiaux ». Il est confirmé que « le projet implique la vente par la ville du foncier et du bâtiment au promoteur. »

Parallèlement, Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques chargé de la Maison du Peuple de Clichy et défendeur de ce projet, déclare au Monde le 16 avril 2019 : « Il faut envoyer la Maison du peuple à la ferraille. » « Marcel Lods lui-même affirmait qu’après deux générations un bâtiment n’était plus adapté à la société et qu’il devenait une gêne pour elle. »

Réhabilitation de l’architecture des années 50 & 60

Lacaton
& Vassal

Patrimoine industriel

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